Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Aidons les aidants, ça presse!

Au sortir de la Semaine nationale des proches aidants, il importe de se pencher sur ce rouage essentiel et mal compris de notre système de santé et de services sociaux.



Marguerite Blais, ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, consulte en vue de lancer une grande politique sur les proches aidants, qu’elle espère dévoiler à l’hiver 2020. Espérons que la ministre fera mieux que ses prédécesseurs. Car il faut régler de toute urgence les problèmes des proches aidants, qui voient un geste altruiste et humainement très gratifiant se transformer en sacrifice financier, voire en un véritable chemin de croix où ils y laissent leur santé physique et mentale. Une politique ambitieuse pour les proches aidants contribuerait à régler la paralysie de notre système médico-social, qui peine à réagir aux besoins d’une population vieillissante.

Il nous arrive tous de donner un peu de temps pour une cause, mais c’est une autre histoire d’aider la même personne 10, 15, 20 heures toutes les semaines, pendant un an, deux ans, voire toute une vie. Et cette aide doit être inconditionnelle: il faut prodiguer les soins au moment le plus opportun pour le bénéficiaire, le jour, pas après les heures de bureau. Comme 56% des aidants naturels sont au travail, ils sont quelques centaines de milliers qui, travaillant moins, voient diminuer leur salaire et leurs contributions de retraite.

Combien sont-ils? Selon un sondage réalisé par l’organisme L’Appui pour les proches aidants d’aînés (APAA), 24% des adultes québécois, soit 1,6 million de personnes, y consacrent en moyenne plus d’une heure par semaine. Ceux qui y consacrent au moins cinq heures par semaine sont au nombre de 630 000. Et 200 000 Québécois le font plus de 20 heures par semaine. Pour prendre la pleine mesure de ce que cela représente, 275 000 personnes travaillent dans le système de santé et de services sociaux québécois – en moyenne 40 heures par semaine. Et selon le Conseil du statut de la femme, la majorité des proches aidants sont des proches aidantes – 58% de femmes.

Une étude du centre de recherche Interactions citant des travaux réalisés dans les CLSC de Lanaudière et des Laurentides a montré que pour un «client moyen» qui nécessiterait 22 heures de soins par semaine, «la famille et les proches fournissent 16 heures 30 minutes de soins alors que le CLSC couvrirait 45 minutes (!)». Janet Fast, dans une étude de l’Institut de recherche en politiques publiques, a estimé que s’il fallait confier tout ce travail à des employés rémunérés, il faudrait embaucher 1,2 million de personnes. Au coût de quatre à dix milliards de dollars. Aucun État n’a de tels moyens et la solution de compromis serait de mieux soutenir ces blancs chevaliers du système que sont les proches aidants.

Or, c’est tout le contraire qui se passe actuellement: ce sont les aidants naturels qui paient de leur personne. L’étude de Janet Fast a calculé que les proches aidants dépensent en moyenne 7 600$ par an pour la personne aidée (achats, accompagnement, stationnement, etc.). Sans compter le manque à gagner (des pertes de revenu de 16 000$ pour 20% d’entre eux) et le prix sur leur santé. Les statistiques internationales suggèrent que le temps moyen investi par un proche aidant serait de 4,1 ans!

Si rien n’est fait pour les proches aidants, les problèmes du système de santé québécois s’amplifieront. Parce que les familles ont rapetissé et que la population vieillit, le Québec manquera de proches aidants pour compenser les carences du système. Or, nos décideurs persistent à mettre l’accent sur le traitement hospitalier plutôt qu’à domicile. Pourtant, les pays les plus avancés en matière de santé et de services sociaux font exactement le contraire. Ce qui est normal: chacun préférerait être malade ou souffrant chez soi plutôt que dans un CHSLD ou un hôpital. Et c’est aussi une question de bon sens économique: des services à domicile coûtent beaucoup moins cher, surtout s’ils sont offerts gracieusement!

Si les proches aidants faisaient la grève, les décès se compteraient par centaines et vite par milliers pour la simple raison que la machine médico-sociale est déjà à bout. Évidemment, ils ne feront pas la grève parce que leur geste est avant tout altruiste. Ce désintéressement (au sens noble du terme) est même le critère de base qui distingue le proche aidant du préposé aux bénéficiaires. Ce qui n’excuse nullement que notre système les néglige – pour ne pas dire: les exploitent – à ce point.

Ce qui doit être fait

Depuis l’an dernier, une dizaine d’organismes nationaux se sont regroupés en une «Table de concertation nationale pour les aidants». Parmi les principaux, on retrouve le Réseau FADOQ, l’APAA, le Regroupement des aidants naturels du Québec, la Société canadienne du cancer, la Fédération québécoise des Sociétés Alzheimer. Le Réseau FADOQ a largement contribué au débat en présentant à la ministre Blais un mémoire très complet sur la question, Vers une politique nationale des proches aidants.

Il est à souhaiter que la politique en préparation vienne régler les deux points essentiels: la reconnaissance formelle du rôle des proches aidants et un meilleur soutien.

Jusqu’ici, les gouvernements fédéral et québécois se sont surtout attachés à saupoudrer des crédits d’impôt plutôt mesquins – on y reviendra – sans s’attaquer au problème de fond, qui est l’absence de définition et de droits.

Tout le monde comprend spontanément ce que ça fait, un proche aidant: il nourrit et lave la personne, change son lit; elle l’habille, la distrait, l’accompagne à ses rendez-vous, l’aide dans ses finances, fait son épicerie – la liste est longue.

Le problème est qu’en l’absence d’une définition légale claire, les proches aidants n’ont droit ni à des mesures de facilitation (stationnement et repas gratuits dans les établissements) ni accès au dossier médical de la personne aidée ni voix au chapitre dans l’organisation des soins à domicile (alors qu’elles en sont un rouage essentiel). Il en découle toutes sortes de problèmes bêtes: des déplacements inutiles aux pharmacies ou aux urgences, des services mal organisés, des aidants qui paient de leur poche.

C’est cela qu’il faut régler par une définition précise. Une telle politique devrait évidemment statuer sur les proches qui ne devraient pas être reconnus à titre de proches aidants, par exemple ceux qui sont rétribués pour leurs services ou ceux dont le bénéficiaire ne veut pas.

C’est cette reconnaissance de statut qui permettra d’offrir un meilleur soutien, tant au chapitre de l’argent que de celui des ressources. La partie matérielle est en fait presque là: il existe un cadre de soins à domicile et un appareil de soutien des proches aidants assez développé au Québec. Cela va de la formation (comment retourner la personne dans son lit, comment faire une injection) jusqu’à des services de relève permettant aux proches aidants de souffler un peu, ne serait-ce que pour aller voir un film ou prendre un verre avec des amis.

Ce système assez étoffé comporte deux grosses lacunes. Il faut un temps fou, en moyenne six mois, pour ouvrir un «dossier», le sésame des soins à domicile. Les dossiers sont tellement longs à ouvrir que les proches aidants doivent souvent casser la tirelire, voire retirer des sommes de leur REER, pour payer en attendant que le CLSC se réveille.

Ce qui aggrave ce problème et plombe les efforts des aidants naturels, c’est que l’information sur l’ensemble des services offerts n’est pas aisément disponible. Actuellement, d’une région à l’autre, chaque CISSS fait son affaire et fonctionne selon ses critères, et les services offerts ne sont pas toujours clairement annoncés.

Le nerf de la guerre

C’est au chapitre du soutien financier que la mesquinerie gouvernementale crève les yeux. Au fédéral, le «Nouveau crédit canadien pour aidant naturel» s’échelonne de 2 182$ à 6 986$, ce qui peut paraître considérable, sauf que celui-ci est non remboursable. Autrement dit, un proche aidant qui gagne peu touchera un crédit proche de zéro. Chez Revenu Québec, les crédits d’impôt ont l’avantage d’être remboursables, mais le montant, qui s’échelonne entre 533$ et 1 185$ par an, est très bas. De plus, les  critères d’admissibilité sont complexes et franchement arbitraires: un conjoint reçoit moins (1 015$) qu’un autre proche (1 185$).La justice la plus élémentaire devrait faire que ces crédits soient remboursables et que leurs critères soient simplifiés. C’est tellement compliqué que, selon le Conseil du statut de la femme, seulement 5,6% des proches aidants reçoivent de l’argent des programmes gouvernementaux. À l’évidence, tout ce système devrait être revu.

Il est également urgent de régler une fois pour toutes le problème du congé auquel ont droit les proches aidants qui travaillent et la compensation pour leur manque à gagner. Actuellement, le système social aide fortement le début de vie. Après une naissance, tout parent a droit à un congé de 52 semaines sans perte d’emploi et le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) leur permet de recevoir une compensation de salaire sur 52 semaines. Le système permet même de moduler l’intensité de la compensation pour recevoir une part plus importante de son salaire sur une période plus courte. Ça marche tellement bien que plus personne ne remet en question ce choix social.

Mais quand une personne devient «aidante», c’est encore une autre histoire. Un proche aidant peut s’absenter du travail 27 semaines maximum (35 si le malade est mineur), sans salaire, après quoi son employeur peut exiger son retour. Mais il faut obtenir un certificat médical qui atteste de la gravité de la maladie. Le fédéral peut également verser une prestation (55% du salaire, maximum 562$) pour 15 ou 35 semaines maximum, selon que la personne aidée est adulte ou mineure, ou pour 26 semaines pour un malade en fin de vie.

Parmi la table de concertation, le Réseau FADOQ insiste plus particulièrement sur la nécessité d’élargir le RQAP pour créer un Régime québécois d’aide aux proches aidants (RQAPA), qui pourrait être administré par le RQAP. Coup de chance: le régime actuel est actuellement en surplus de 280 millions de dollars. Le gouvernement actuel est tenté de restituer ces montants sous forme de réduction des cotisations. Mais pourquoi ne pas élargir le système pour inclure les proches aidants et leur donner une compensation comparable à celle des nouveaux parents? Après tout, les proches aidants rendent un service incomparable et finalement très bon marché à la société.

Il faudra que le gouvernement – et à travers lui, les citoyens et les contribuables – cesse de voir le soutien financier aux proches aidants comme une dépense. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et de vieillissement de la population, donner un statut aux proches aidants et améliorer le soutien qu’on leur accorde serait un investissement judicieux dans l’avenir. Le Québec, avec sa future politique, a l’occasion de jouer un rôle d’avant-garde et de s’amender de sa pingrerie honteuse en la matière. Espérons que le gouvernement de la CAQ ne ratera pas cette occasion d’être à la hauteur.

 

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.