Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Rona baisse les bras

Les fondateurs de Rona, Rolland Dansereau et Napoléon Piotte, se sont certainement retournés dans leur tombe le 3 février à l’annonce de la vente de la compagnie à la géante américaine Lowe’s. Bien avant la Révolution tranquille, Rolland et Napoléon étaient animés par le désir de faire de l’argent et d’affirmer le savoir-faire québécois. Mais, 76 ans plus tard, les actionnaires ont décidé de passer à la caisse et d’affirmer leur savoir-vendre.

Car c’est bien d’une reddition qu’il s’agit. Certes, le conseil d’administration de Rona a obtenu des garanties écrites de l’acheteur que le nouveau siège social canadien demeurerait à Boucherville et qu’il maintiendra les contrats canadiens de fournitures pendant encore quelques années. Mais une épée de Damoclès pend au-dessus de tous les emplois tertiaires et de tous les contrats de fournisseurs.

« On n’avait pas le choix », se défend la direction de Rona. «Lowe’s voulait entrer sur le marché canadien.» Mais il est fréquent que les entreprises étrangères qui s’installent ici se plantent – comme Target –, en général parce que leurs concurrents locaux les attendent de pied ferme. Rona est née parce que Rolland et Napoléon avaient du front. Les successeurs de Rolland et Napoléon font plutôt dans la doctrine d’Elvis Gratton: «Les Amaricains, y l’ont, l’affaire.»

On ne dira jamais assez que toute cette triste affaire est une nouvelle manifestation de la financiarisation de l’économie. Oui, l’offre aux actionnaires était excellente, mais ce qui est bon pour eux n’est pas nécessairement bon pour les 20 000 employés et tous ceux qui travaillent pour l’armée de fournisseurs de Rona. Certes, le conseil d’administration est souverain, mais ne doit-il considérer que la finance, justement?

Toutes les grandes économies de la planète, dont le Québec, opèrent dans le cadre d’un marché libre — ce qui suppose que des sociétés comme Rona puissent être à vendre. Mais toutes ces économies cultivent aussi un nationalisme économique de bon aloi qui fait que les entreprises nationales sont plus égales que les autres dans le cœur de financiers, des consommateurs, des politiciens, des décideurs. À juste titre, on devrait s’inquiéter que personne dans le milieu d’affaires québécois ne se soit levé pour dire: «Si c’est bon pour Lowe’s, c’est bon pour nous.»

Michel Nadeau, directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), explique que trente-cinq États américains obligent les conseils d’administration à considérer l’intérêt de toutes les parties prenantes de l’entreprise, c’est-à-dire le personnel, les fournisseurs, les créanciers, la communauté locale – et pas seulement les actionnaires. «Au Canada, deux jugements de la Cour Suprême obligent à le faire, mais les autorités provinciales n’ont jamais traduit ce jugement en obligation légale. Au Québec, le conseil d’administration est tenu de ne voir qu’à l’intérêt des actionnaires.»

Depuis 50 ans, le Québec est engagé dans une violente bataille économique dont les sièges sociaux sont l’enjeu principal. À ce chapitre, ce n’est pas «une de perdue, dix de retrouvées». Il faut des années de jardinage économique – le sujet de notre dernier éditorial – avant qu’une PME atteigne un niveau de classe mondiale. Par exemple, le Groupe WSP (ex-Genivar) est passé 3 000 à 33 000 employés en trois ans. Mais c’est le fruit d’une politique d’acquisition amorcée il y a vingt-cinq ans. Idem pour CGI, Alimentation Couche-Tard, Power et Saputo.

La vente de Rona n’était pas une fatalité et il faut réfléchir aux meilleurs moyens de contrer le prochain Lowe’s. S’agira-t-il d’une politique «Acheter québécois» ? Ou encore de l’introduction de règles autres que financières pour les entreprises cotées en bourse? S’agira-t-il de redévelopper chez les Québécois fierté du Québec inc.? Peut-être un peu tout ça.

Le Québec possède déjà de puissants instruments de nationalisme économique. Ils s’appellent Caisse de dépôt et placement, Desjardins, Banque Nationale, Fonds de Solidarité. Tous, à commencer par la Caisse de dépôt, font de sérieux efforts pour permettre aux entreprises québécoises de prendre de l’expansion hors du Québec. Mais il faudra du temps pour les hisser au stade de Rona dans leur domaine respectif, si tant est que la chose soit possible.

Notre position n’est pas que le Québec érige des murailles de Chine économiques d’un autre temps. Un nationalisme économique bien orienté ne peut pas être pensé de façon défensive seulement. Mais il faut quand même une bonne politique de défense et des dirigeants vigilants.

Mais cette politique concernera d’autres entreprises que Rona, dont le sort est réglé. Le siège social de Boucherville n’a plus qu’une seule chance de survie: que ses nouveaux maîtres de Mooresville, en Caroline du Nord, laissent aux cadres québécois la liberté d’agir. Le slogan de Lowe’s n’est-il pas: «Let’s build something together» (Bâtissons quelque chose ensemble) ? On verra avec le temps s’ils le pensent réellement.

 

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Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.